D'un œil las je regarde la salle se remplir dans un brouhaha de rires et de paroles.

Seul un bourdonnement difforme, atténué par l'alcool, parvint à mes oreilles, les clients parlent avec forces et gestes excessifs. On est bien loin des restaurants classieux où les clients, tous dans leur habit de lumière pour écraser l'autre de leur prestance, lèvent le petit doigt en buvant une flûte de champagne où les notes d'un quatuor de violoniste se répercutent.

Ça pourrait être pire, l'odeur de burger et de friture, à défaut de m'être agréable, s'est peu à peu atténuée et perd aujourd'hui sa vigueur, devenant respirable.

Brisant mes pensées mais ne perturbant en rien les clients, Casey, ma collègue indéchiffrable crie la commande aux cuisiniers:


- Une assiette de frites et un hamburger !

Je sourie presque, voilà ma vie maintenant, du sang, des frites et des hamburgers,  je retiens un soupir et me dirige vers la cuisine pour prendre le plat. Jim, un grand noir qui travaille ici depuis toujours me semble-t-il me tend déjà l’assiette fumante. Les frites débordent de ketchup et la mayonnaise s'échappe du sandwitch, je grommelle un rapide merci et vais vers la table.  Une femme blonde y est attablée, regardant par la fenêtre, à côté d'elle, serré à sa mère comme un animal apeuré, presque invisible près d'elle, un jeune garçon attend sa commande.

A quelques pas d'eux je me stoppe brutalement, sans la contrôler ma respiration s'accélère soudainement, ce gamin, les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux, mais ouverts ceux-ci, et pourtant ce n'est pas lui, juste une cruelle ressemblance, je fais demi-tour, fermant avec force les yeux pour ne pas voir ce qui m'est insupportable.

Tremblante, manquant de renverser le plat, j'arrive face à ma collègue, d'un geste j'attire son intention, et d'un souffle je lui demande de bien vouloir servir cette table.  Sans même attendre son avis je lui remet le plateau, et titubante me dirige vers les toilettes.

Dès que la porte s'ouvre l'air nauséabond me parvient aux narines, d'une pression je met en route le robinet et me passe l'eau fraîche sur le visage, ce liquide glacé me ramène à la réalité, ce n'est pas lui, c'était il y a 3 ans, il aurait grandi si il avait survécu, et pourtant ma respiration ne se calme pas, lentement je me laisse glisser sur le carrelage crasseux, et comme je le faisais avant, prend ma tête entre mes mains, tentant de ma réconforter seule, face à moi et à Jérémy.

La sensation du carrelage froid à même ma joue me sort peu à peu de mes souvenirs, bientôt les murs ne sont plus tapissés de sang et les cries retombent, retournent dans le passé de mes pensées mais restent dans l'entaille de mon cœur.

Lentement je me relève, quittant mon lit de faïences et de poussière, je refrène mon envie de vomir, et me dirige avec une lenteur exagérée vers la salle, je ne peux pas retourner là-bas, je ne peux pas affronter encore une fois ce visage angélique, je ne supporterais pas de le voir mourir une seconde fois. Je me sens lâche, je le suis, si je ne l'étais pas j'aurais depuis bien longtemps une balle dans ma boîte crânienne.

Toujours du même pas ralenti par la douleur, je me dirige vers Jim, lui tends mon tablier et lui murmure dans un souffle que je prend ma journée car je me sens mal, il me voit, pitoyable et pâle, mais il ne comprend pas pourquoi, malgré tout il accepte, j'oublie souvent que c'est un homme bon.

Alors, que, la main sur la poignée, je suis prête à m'échapper de cet étau de honte, une main tire sur mon pantalon, le blondinet me demande si ça va, je le regarde un instant, les larmes aux yeux, comment ai-je pu lui faire du mal ? Le gamin, cruellement bon, me dis de sécher mes larmes, s'en est trop. Les larmes coulent et mon masque tombe, je sens mes crocs se faire d'acier, mon pelage apparaitre, mes yeux se teinter d'un camaïeu brun et sauvage.

Sa mère, arrive rapidement vers son fils, s'excuse sincèrement face à mes larmes et repart, gênée, à sa table, main dans la main avec son enfant qui ne semble pas comprendre. Je reste un instant, figée face à ma culpabilité, et sans prononcer un mot, sort dans la rue et me dirige vers chez moi, là où une bouteille d'alcool pourra accueillir mes larmes.